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« Les objets de luxe doivent révéler les valeurs de l’être »

16/02/2024

Dans le nouveau système de valeurs des jeunes générations, le durable devient enfin désirable. Doté du pouvoir de projeter des imaginaires, le secteur du luxe a un rôle à jouer pour consolider ce rapprochement entre deux notions trop longtemps opposées.

[Interview extraite du Mag Désirabilité]

 

Vous avez collaboré avec de nombreuses entreprises sur leur stratégie de développement durable ; comment avez-vous vu les acteurs économiques évoluer sur ces sujets ?

Cécile Lochard – Je travaille depuis vingt-cinq ans dans le développement durable, mais c’est seulement maintenant que l’on constate une accélération. Les moyens et les actions sont enfin alignés avec les ambitions et la vision. La pression réglementaire s’accroît pour toutes les entreprises. Chez Guerlain, elle porte notamment sur les matières premières utilisées et sur les packagings. Les labels et les certifications, longtemps considérés comme des gros mots dans le secteur du luxe, sont devenus des prérequis. En parallèle, la fonction RSE, jusqu’à présent située en périphérie, est désormais au cœur de la stratégie de l’entreprise, et a vocation à devenir la direction de « la relation à la société ». Chez Guerlain, nous avons créé il y a trois ans le Sustainable Board, un comité éthique externe destiné à nous challenger. Composé de 13 personnalités qualifiées (Yann Arthus-Bertrand, des représentants de l’Union internationale de la conservation de la nature, du Muséum national d’Histoire naturelle, de l’université UniLassalle, etc.), il rencontre le COMEX deux fois par an.

 

Quel rôle les jeunes générations jouent-elles dans cette accélération ?

C. L. – Salariées ou clientes, les jeunes générations ont réinitialisé leurs valeurs. À l’heure où le marché de l’emploi se tend, y compris dans le luxe, la RSE est l’un des sujets les plus fréquemment abordés par les jeunes diplômés en entretien d’embauche. Notre stratégie RSE est d’ailleurs l’un des éléments différenciants de notre signature EVP (Employee Value Proposition). Les jeunes recherchent aussi une beauté plus engagée, plus sûre et plus durable. Sujets à l’écoanxiété, ils ne veulent pas d’un luxe qui ne s’engagerait pas pour la protection de la planète. Aussi, nous voyons monter une exigence de transparence et de traçabilité de la part de nos clients, intrinsèque au développement durable, mais qui bouscule fortement le culte du secret traditionnellement cultivé dans le luxe.

 

Comment les nouveaux outils influencent-ils les stratégies des entreprises ?

C. L. – Cette exigence de transparence est facilitée par des applications comme Yuka, qui affiche un écoscore portant à la fois sur le produit et sur le packaging. Dans le secteur des cosmétiques de luxe, le développement des applications beauté, ou l’arrivée sur le marché de clean beauty brands, de nouveaux acteurs dont les allégations sont d’ailleurs peu questionnées, accentuent encore cette pression. Les influenceuses beauté elles-mêmes sont toujours plus nombreuses à faire de la RSE un axe fort de leur communication. Nous leur avons d’ailleurs dédié une session spéciale lors du relancement de notre soin Abeille Royale et du sourcing de miel de l’abeille noire bretonne à Ouessant. Grâce à la robustesse de notre stratégie et au développement d’outils tels que Bee Respect, une plateforme digitale de traçabilité où le grand public peut vérifier nos allégations, nous faisons partie des marques en mesure de communiquer sur leurs performances RSE sans risquer l’effet boomerang. Notre stratégie climat a d’ailleurs été la première à figurer sur l’appli Nota Climat.

 

Votre programme « Guerlain for Bees Conservation » a pour ambassadrice Angelina Jolie. Pourquoi ce choix ?

C. L. – C’est en effet l’une des grandes originalités des initiatives développées au sein de ce programme. Angelina Jolie était jusqu’alors égérie d’un parfum Guerlain, mais c’est la première fois que la muse d’un produit endosse les valeurs de sustainability d’une maison de cosmétiques de luxe. En utilisant les codes de communication propres au secteur, en conférant à ces valeurs le caractère aspirationnel de cette personnalité, nous rendons désirables ces programmes et ces valeurs. D’ailleurs, nous comptons parmi les candidates de notre programme Women For Bees (formation à l’apiculture) de nombreuses femmes en reconversion.

Comment l’avenir peut-il être à la fois sobre et désirable ?

C. L. – Chez Guerlain, par exemple, nous requestionnons les codes du luxe, en revenant finalement à son essence même. Ainsi, le flacon né il y a 170 ans à l’occasion du mariage d’Eugénie de Montijo et de l’empereur Napoléon III était déjà rechargeable. Aujourd’hui, nous veillons à rendre cette option accessible, y compris en dehors de nos boutiques puisque les recharges peuvent être commandées en ligne. Les volumes des flacons sont réduits, le verre est allégé et contient une part croissante de recyclé. Nous sommes passés à l’alcool bio pour toute la gamme d’eaux de parfum Allegoria et visons à élargir cette démarche à 100 % de notre portefeuille de fragrances à l’horizon 2025. Dans un premier temps, ces innovations génèrent des surcoûts, notamment en raison de l’adaptation de notre outil industriel exigée par la ségrégation entre produits bio et non bio. La génération actuelle veut tout, tout de suite, mais ces évolutions prennent nécessairement du temps.

De nombreuses femmes se sont reconverties grâce au programme de formation à l’apiculture Women For Bees.

Le secteur du luxe a-t-il un rôle particulier à jouer dans ce narratif ?

C. L. – Les objets de luxe ont depuis toujours une fonction sociale de paraître, c’est « la stratégie de distinction » chère à Pierre Bourdieu. Sous la pression des jeunes générations, ces mêmes objets sont désormais en capacité de révéler les valeurs de l’être : l’éthique, la préservation des ressources, l’engagement… Comme l’art, le luxe est un puissant « storytelleur ». Alors que l’on pouvait reprocher à l’écologie son caractère de passion triste, tous deux ont le pouvoir de projeter des imaginaires à la fois durables et désirables. Notre « brainprint » (par analogie avec notre footprint) nous permet de le faire en touchant une population plus large que notre clientèle. Conscients de cette responsabilité, nous avons par exemple produit avec Yann Arthus-Bertrand une publicité intégralement tournée en France et surtout mesuré son empreinte carbone, 20 fois inférieure à celles réalisées à l’autre bout du monde. Cette campagne est à la fois belle et durable. En termes de communication, on persiste encore trop souvent à présenter le développement durable comme un « Creativity Killer » (un tueur de créativité). Alors que c’est tout le contraire ! Pour reprendre une citation de Baudelaire : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. » De la contrainte naît la créativité, de la contrainte naît le talent, et cela vaut pour tous les secteurs.

 

On entend parler d’économie régénérative, voire de dirigeants régénératifs. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

C. L. – Je parlerais plutôt de management bienveillant, voire symbiotique, car il met en mouvement tous les départements de l’entreprise, y compris nos partenaires. En revanche, nous sommes très attachés à la résilience des écosystèmes indispensables à nos activités et à l’agriculture régénératrice. Le groupe LVMH s’engage à réhabiliter 5 millions d’hectares d’habitat de la faune et de la flore d’ici à 2030, notamment grâce à l’agriculture. Cet objectif inclut également des écosystèmes identifiés par notre partenaire l’UNESCO, dans lesquels nous ne prélevons pas de ressources. Chez Guerlain, cela concerne aussi bien 90 hectares dans la province chinoise du Yunnan que la vallée de la Millière en forêt de Rambouillet, où sont implantés Les Mesnuls, village historique de la famille Guerlain.

Bio de Cécile Lochard

Cécile Lochard a dirigé le département philanthropie du WWF, avant de conseiller des maisons de luxe sur leurs stratégies RSE. De 2015 à 2019, elle était responsable RSE de la marque de soins Cha Ling (groupe LVMH) avant de rejoindre Guerlain comme responsable des programmes biodiversité, puis directrice du développement durable. Elle est coautrice du livre Luxe et développement durable : la nouvelle alliance, paru aux éditions Eyrolles en 2011.


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