Gilles Babinet : « Avec l’IA, le monde du travail va se détayloriser »

26/02/2025

Pour tirer profit des promesses de l’IA, les entreprises devront sortir de leur organisation obsolète « en silo » et intégrer davantage de transversalité entre leurs services pour se concentrer sur la collecte de données, créatrice de valeur ajoutée. Plus largement, c’est l’ensemble de la société française qui devra partager une culture collective de l’IA, analyse Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique. 

Quels types de leadership et de modèles organisationnels sont nécessaires pour exploiter tout le potentiel de l’IA ?

Gilles Babinet – Les nouvelles technologies induisent de nouvelles organisations mais les organisations actuelles restent coincées dans les modèles tayloristes du monde d’avant, en silos, qui les empêchent de bénéficier pleinement de la productivité créée par l’IA. C’est la thèse de John Hennessy, ancien président de l’Université Stanford et président actuel d’Alphabet (la maison mère de Google, NDLR) qui a beaucoup travaillé sur ces questions et en a fait des podcasts passionnants. L’IA améliore les process, mais elle apporte surtout de la transversalité et de la plateformisation, c’est-à-dire la capacité à prendre en compte l’ensemble du système de production. Le leadership doit donc s’exercer en mode projet. Voyez la construction automobile. Dans le monde taylorisé, le design, la production, les concessionnaires, les pièces détachées sont des départements distincts. Tesla les a « plateformisés » en ajoutant de l’IA, avec une performance opérationnelle supérieure de 8 à 9 points à celle des constructeurs traditionnels. La valeur ajoutée de Tesla se fait sur l’usage : le financement et l’assurance, les bornes de recharge qui produisent de la data, l’entertainment qui capte de la donnée utilisateur, l’automatisation du stationnement et de la maintenance, etc. Après l’ère tayloriste du command and control et celle du cyber qui a généralisé les systèmes d’information sans remettre en cause le fonctionnement en silo, voici donc venue l’ère de la plateformisation, où toutes les fonctions de l’entreprise sont immergées dans la data, pour concevoir des expériences et des usages plus riches pour les consommateurs.

 

Quels contenus, quelles méthodes privilégier pour rendre accessible l’IA à tous les salariés ?

G. B. – Par sa nature et les inquiétudes qu’elle suscite, l’IA ne pourra être largement utilisée que si l’ensemble de la société française partage une culture collective de l’IA. C’est ce qui nous a motivés à lancer les « Cafés IA » qui sont des outils d’acculturation et de sensibilisation et servent à guider les gens vers la formation. Cela dit, les formations à l’IA dépendent de la proximité avec les métiers. Par exemple, un plombier devra apprendre à maîtriser des outils adaptés de type ChatGPT pour faire des devis. Pour les grandes entreprises, les formations ont intérêt à s’aligner sur les priorités des plans stratégiques pluriannuels. Un retailer aura besoin de faire évoluer ses collaborateurs vers d’autres fonctions, de rendre sa supply chain plus résiliente et d’axer sa communication vers des accès plus flexibles en centre-ville. Ces objectifs stratégiques peuvent être atteints avec des IA spécifiques doublées de plans de formation dédiés pour acculturer les salariés.

 

Si vous deviez imaginer le monde du travail dans dix ans, comment l’IA redéfinirait-elle ses contours ?

G. B. – L’une des hypothèses crédibles et fortes, c’est que l’avènement de l’IA va entraîner la détaylorisation du monde du travail. Ça ne veut pas dire que tout le monde va devenir un designer, mais qu’on va collaborer de façon quasi systématique, asynchrone et très décentralisée avec des machines qui vont augmenter le travail plutôt que le remplacer. Je prends l’exemple de la dépendance, un défi considérable pour nos sociétés : les métiers du care ont moins besoin de robots que d’une main-d’œuvre productive et bien formée, capable de comprendre les besoins des malades, mais la robotique l’aidera à surveiller les patients, leur faire faire des exercices, limiter la progression des maladies, etc. Dans le retail, des systèmes prédictifs dynamiques et des unités de stockage implantées de façon stratégique pourront rendre les chaînes logistiques plus résilientes, plus efficaces et plus décarbonées, et offrir la même qualité de service sur tout le territoire. C’est de la programmation de long terme, couplée avec l’émergence de court terme de l’IA. 

Biographie de Gilles Babinet

Figure emblématique du numérique français, Gilles Babinet a fondé et dirigé plusieurs entreprises dans les secteurs de la tech et des médias. En 2011, il devient le premier président du Conseil national du numérique (CNNum). Il est également « Digital Champion » pour la France auprès de la Commission européenne, pour promouvoir l’innovation et les politiques numériques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les impacts de la révolution numérique sur l’économie, la société et la gouvernance.

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