Luc Julia : « Éduquer et spécialiser les IA pour gagner en efficacité et en pertinence »

19/03/2025

Avec Luc Julia, l’IA se met d’emblée au pluriel pour mieux saisir les enjeux et les réalités de ces profondes vagues technologiques. Avec son œil d’expert IA entre la Silicon Valley et la France, le co-créateur de Siri, le compagnon conversationnel de l’iPhone d’Apple, évoque le potentiel des IA dans le management, l’industrie et la vie au quotidien. Entre évolution technologique et révolution des usages, Luc Julia évoque également la place de l’éthique. Un sujet qui manque encore de consistance de son point de vue.

[Article extrait du Mag Intelligence Artificielle]

 

Si « l’intelligence artificielle n’existe pas », selon le titre de votre best-seller publié en 2019, comment qualifier les transformations actuelles ? 

Luc Julia – Rien n’a changé en cinq ans : Il n’y a pas une IA mais plein d’IA. Cette assertion est une vision de l’intelligence artificielle de science-fiction d’Hollywood, celle de Terminator qui fait peur et qui correspond à l’IA générale, capable de penser comme un être humain. Nous en entendons beaucoup parler actuellement mais l’IA générale n’existera pas de mon point de vue, en raison de la complexité de l’Homme. Certes, depuis 2019, de nouvelles IA sont apparues. À l’époque, les IA génératives étaient balbutiantes. Je parlerais plutôt d’une évolution des IA précédentes qui sont statistiques, apparues il y a 68 ans, associée à une capacité de calcul démultipliée. En revanche, nous assistons à une révolution d’usage avec les IA génératives qui sont arrivées en 2022. Avec l’arrivée de ChatGPT 3.5, OpenAI a recensé 100 millions d’utilisateurs entre janvier et février 2023. C’est extraordinaire en termes d’adoption dans l’histoire des technologies. Les IA génératives changent la façon dont les gens travaillent. Elles se révèlent accessibles à tous, en générant des prompts [ndlr : des requêtes pour interroger les IA] sur tout et n’importe quoi. Mais attention : les IA ne créent et n’inventent rien. La créativité est dans nos prompts, augmentée par l’IA.

 

Quels principaux enjeux de l’IA relatifs au management relevez-vous ?

L. J – Les IA arriveront dans tous les métiers pour remplir une multitude de tâches. Dans des domaines très particuliers, les IA sont des outils excessivement performants, et parfois meilleures que l’homme. Mais il ne faut pas généraliser leur portée. Le motclé en entreprise, c’est l’éducation des IA, c’est-à-dire appréhender ce que les IA pourront faire ou pas, comprendre les dimensions de RAG (Retriever-Augmented Generation), de « fine-tuning ». Ces techniques permettent de spécialiser les IA dans des domaines particuliers pour affiner les modèles et renforcer leur pertinence jusqu’à 99 %. C’est aussi prendre conscience des fonctionnements des IA qui peuvent générer n’importe quoi, y compris des erreurs et des résultats trompeurs [ndlr : des hallucinations, dans le langage IA]. Par conséquent, il faut éviter l’usage d’outils IA généralistes comme ChatGPT 3.5 dont la pertinence a été évaluée à seulement 64 % dans une étude de l’université de Hong Kong en février 2023. Je dis souvent deux choses aux Comex d’entreprises qui me consultent. Primo, les outils IA ne sont pas là pour remplacer les employés mais pour les augmenter potentiellement. Secundo, vous pourrez gagner de la qualité voire de la performance.

 

Entre création et destruction d’emplois, où placer le curseur de l’apport des IA ?

L. J – Les travaux d’économistes ne manquent pas à ce sujet dans le monde. Philippe Aghion, économiste et spécialiste du monde du travail en France, démontre que les IA ne détruisent pas l’emploi. Autre référence en puisant dans l’Histoire : les travaux de Joseph Schumpeter dans la première partie du XXe siècle montrent que les tâches par métier ne sont pas détruites, mais elles évoluent. Par exemple, les designers utilisent le logiciel de retouche d’images Photoshop depuis 35 ans. C’est le même outil mais, en revanche, la manière de l’exploiter change. Avec le progrès technique, des métiers peuvent aussi apparaître pour la maintenance des nouveaux outils. Vue sous cet angle, la question de l’adéquation des compétences à l’ère des IA est primordiale.

 

Comment les IA bouleversent-elles les domaines du transport et de la logistique ?

L. J  Je perçois d’abord la fluidification potentielle des flux de transport, à appliquer dans le domaine des smart cities. Les IA sont aussi exploitées dans les villes à des fins de mesure environnementale, comme la mesure des taux de pollution. Les métiers liés aux transports sont également concernés. Les IA permettront d’optimiser la supply chain en prenant en compte l’exploitation des données, la complexité des process et la multiplicité des fournisseurs. Les enjeux d’innovation sont importants, comme le démontre le projet Chorus de Google X apparu en 2022. Dans la vie au quotidien, des véhicules plus ou moins autonomes faciliteront le transport de marchandises et des personnes. Avec le déclin démographique, ce sujet devrait prendre de l’importance pour organiser le déplacement des personnes âgées.

 

Quelle est la place des robots dans ce monde, à l’ère des IA ?

L. J – Les IA génèrent des résultats mais elles deviennent des systèmes qui génèrent des actions en 3D sur le monde. Le développement des robots de nouvelle génération contribue à cette tendance. Après les robots logiques, les IA génératives vont accompagner les robots pour agir sur le monde. Appliquées aux chaînes industrielles, les robots devraient conserver leur rôle d’exécution de tâches automatiques répétitives. Parfois, ils ont remplacé des ouvriers dans des tâches bien définies. Dans la vie quotidienne, il faut s’attendre à davantage de créativité avec l’émergence de nouveaux usages, y compris dans l’art.

 

 

Quel regard portez-vous sur les débats sur l’éthique appliquée aux IA ?

L. J – En règle générale, l’exploitation des IA représente un coût financier mais aussi environnemental. Ces gros modèles nécessitent une puissance de calcul informatique importante associée à une forte consommation énergétique. Les nouvelles IA utilisent aussi des ressources à l’inférence, c’est-à-dire au moment où on les utilise. Ce n’était pas le cas avec les anciennes méthodes d’IA comme le machine learning ou le deep learning, qui consommaient peu d’électricité et de ressources à l’inférence. Selon des calculs divers, 20 prompts générés sur ChatGPT correspondent à un litre d’eau gaspillé. À mon avis, les IA génératives vont mourir à moyen terme, justement à cause de cette surconsommation de ressources et d’une nouvelle génération de personnes moins enclines à l’accepter. Nous tendrons vers des IA plus spécialisées et plus frugales. Mais ce message a du mal à passer dans la Silicon Valley. À titre individuel, il faudra donc évaluer sa balance acceptable par rapport aux ressources consommées. Dans les entreprises, nous attendons beaucoup sur ces sujets dans les politiques RSE établies. Les efforts de régulation – internationale ou par pays – seront aussi importants pour prendre en compte la dimension éthique. Cela ressemble parfois à un passage forcé comme nous l’avons vu en Europe avec l’application du RGPD pour la protection des données personnelles.

 

 

Avec votre connaissance approfondie de la Silicon Valley, quels grands décalages de vision de l’IA observez-vous par rapport à la France ?

L. J – D’abord, arrêtons de nous autoflageller : les meilleurs en IA dans le monde, ce sont les Français, avec notre expertise en mathématiques. Nous sommes reconnus dans le monde comme tels, y compris dans les grandes sociétés technologiques de la Silicon Valley. En France, le démarrage du programme French Tech a permis de développer l’esprit d’entrepreneuriat dans le secteur numérique. Nous voyons des choses intéressantes qui poussent dans l’IA comme Mistral AI. Nous sommes capables de nous montrer innovants. En revanche, nous nous révélons moins efficaces sur la commercialisation des solutions par rapport aux startups américaines. En France, voire en Europe, nous ne savons pas gérer le facteur risque et l’échec professionnel. Aux États-Unis, le fait d’échouer, c’est apprendre. Cet état d’esprit se répercute dans le financement des startups par des sociétés de capital-risque. Ici, cela ressemble davantage à un esprit de banquier.

 

Bio de Luc Julia

Luc Julia est un ingénieur informaticien, entrepreneur spécialisé dans l’IA et auteur de plusieurs ouvrages thématiques. Il cumule les postes de directeur scientifique de Renault Group depuis mars 2021 et de directeur IA de la branche Ampere (branche véhicules électriques intelligents) depuis novembre 2023. Auparavant, Luc Julia a occupé les postes de directeur technique et vice-président pour l’innovation chez Samsung Electronics (2013-2021), et de directeur technique chez Hewlett- Packard (2011). Il est surtout connu pour son rôle de directeur Siri chez Apple (2012). Dans la Silicon Valley, Luc Julia a aussi cofondé plusieurs startups. Chevalier de la Légion d’honneur et membre de l’Académie nationale des technologies, il est diplômé en mathématiques et en informatique de l’université Pierre-et-Marie-Curie à Paris et a obtenu un doctorat en informatique à l’École nationale supérieure des télécommunications de Paris.

 

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[Article extrait du Mag Intelligence Artificielle]

 

 

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