« Le plaisir vient moins de la consommation et plus de la relation avec les autres »
24/03/2022Frugalité : cela pourrait être le mot clé de la consommation en France cette année, d’après Pascale Hébel, Directrice du pôle Consommation du Crédoc, le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie. Une sobriété volontaire ou contrainte, selon les niveaux de revenus. Interview.
Les Français adoptent-ils une consommation plus rationnelle ?
Pascale Hébel : Sans aucun doute. Mais il faut bien intégrer un premier facteur qui est structurel : la population française vieillit. 40 % de la population a déjà plus de 50 ans. Et en moyenne, plus les gens sont âgés, moins ils consomment. Ils s’habillent moins par exemple : le budget consacré aux vêtements diminue à partir de l’âge de 30 ans. C’est comme la consommation de viande : elle baisse car la population vieillit. Une France vieillissante a moins de besoins.
L’autre grand facteur amenant à une consommation plus rationnelle est lié à ce que nous appelons au Crédoc la « frugalité volontaire ». Pour des raisons éthiques, liées au changement climatique, il y a une prise de conscience que nous n’avons pas autant de besoins que nous le pensons. Ce phénomène touche surtout les populations les plus éduquées, qui n’ont pas de problème d’argent et qui pourtant choisissent de consommer moins de biens. Le mouvement est massif : 60 % des Français achètent des vêtements d’occasion. Ils le font pour des raisons financières mais aussi parce qu’ils veulent agir pour la planète.
Plus globalement, cela s’inscrit dans une remise en cause de notre modèle de consommation, surtout chez les plus diplômés. La relation au travail est aussi interrogée. Une partie de la population est prête à travailler moins et à consommer moins.
Ce changement de comportement s’accélère ?
Oui, même s’il n’est pas nouveau. Il s’est amorcé avec la crise de 2008. Elle s’était traduite par une baisse du pouvoir d’achat qui avait montré que l’on pouvait acheter moins de choses sans être plus malheureux. C’est une situation que l’on a retrouvée avec la crise du Covid. Les gens ont fait l’expérience qu’ils pouvaient se passer de certaines dépenses. Et elles ne reviendront pas.
Alors que la situation sanitaire s’améliore, quand on demande aux gens s’ils vont sortir plus ou s’ils vont dépenser plus, seuls 20 % des Français disent avoir envie de rattraper ce qu’ils n’ont pas pu consommer. On a donc bien 80 % des gens qui affirment qu’ils vont continuer de moins sortir et de vivre dans leur cocon. Le climat lié à la guerre en Ukraine renforce cela. On ne ressent pas une euphorie d’acheter. On a déjà perdu 10 points de gens qui partent en vacances. Nous ne sommes pas dans les années folles…
Dans ce contexte anxiogène, les Français n’ont pas envie de s’évader et de se faire plaisir en consommant ?
Il n’y a pas de consommateur moyen et donc pas de réponse unique. Les consommateurs de plus de 50 ans qui ont connu des conditions de vie très favorables ont déjà pu profiter des expériences qu’ils considèrent comme importantes. Ils devraient continuer à être dans la sobriété. C’est plus facile pour eux car d’une certaine façon ils ont déjà tout.
En parallèle, dans nos enquêtes, la moitié des gens disent ne pas vivre convenablement. Ils n’arrivent pas à manger comme ils le voudraient et ils rencontrent des difficultés à payer les charges de leur logement. Cette moitié de Français a naturellement un désir de consommation, mais elle en est privée par manque de moyens financiers. Elle est donc très sensible aux promotions. Des magasins discount comme Action cartonnent.
La hausse de la facture énergétique, et l’inflation plus globalement, va obliger une partie importante de la population à raisonner ses dépenses. Cela concerne avant tout les zones rurales : c’est là où l’on utilise le plus d’énergie. Déjà en octobre dernier, une étude de l’Insee montrait une augmentation moyenne de 30 euros des dépenses par ménage du fait du prix de l’énergie. Mais pour les personnes vivant en zone rurale, c’était 45 euros, contre 25 euros pour celles vivant à Paris. Les hausses de prix pèsent sur les plus fragiles. La frugalité contrainte va être massive.
Que font les Français pour se faire plaisir ?
Le plaisir vient plus de la relation avec les autres. Le vendredi soir idéal décrit dans nos enquêtes, c’est se retrouver avec des amis autour d’un bon repas. Ces derniers temps, les Français ont d’ailleurs pris du poids ! Ils mangent plus de pâtisseries, ils boivent plus d’alcool… Ils aspirent aussi à des soirées cocooning, devant Netflix ou autre.
Cela fait évoluer leurs dépenses. Ils sont prêts à se lâcher pour préparer un repas, pour acheter un appareil à raclette… La décoration, le bricolage, la rénovation ont également le vent en poupe. La dernière étude de l’Insee montre que l’équipement du foyer est le poste de consommation qui augmente le plus.
Ces nouvelles habitudes seront-elles durables ?
Il va y avoir un effet de latence avant de retrouver des habitudes d’avant Covid. Comme se refaire la bise, par exemple : beaucoup de gens trouvent un intérêt à ne plus faire la bise. On l’a vu dans l’histoire : après la grippe espagnole, les gens ne se sont plus fait la bise pendant 50 ans. Aujourd’hui, certaines femmes en télétravail se sont habituées à marcher avec des chaussures plates, il faudra du temps à voir revenir des talons hauts.