« Quand il y a un conflit entre le consommateur et le citoyen, c’est souvent le consommateur qui l’emporte »

06/01/2022

Nos comportements sont le fruit d’un compromis entre des idéaux et des contraintes, décrypte Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo). Les injonctions paradoxales naissent de l’écart entre des normes sociales qui poussent à une consommation plus raisonnée, et la pression du système économique qui incite à consommer toujours plus.

Philippe Moati, ObSoCo

Quel est le plus grand paradoxe que vous observez chez les consommateurs ?

Philippe Moati : Je voudrais apporter deux précisions avant de répondre à votre question. Il faut en effet prendre un peu de distance par rapport à cette notion de paradoxe. On la rapproche souvent de l’idée que les consommateurs sont « schizophrènes ». Et effectivement, les résultats d’enquêtes peuvent donner l’impression que les gens font des choses contradictoires. Par exemple qu’ils sont en faveur d’une consommation plus raisonnée mais qu’ils sont aussi plus nombreux à aller dans des magasins discount. D’une part, ce ne sont pas nécessairement les mêmes personnes. Nous parlons souvent du consommateur, il faudrait parler des consommateurs.

D’autre part, nos comportements de consommation sont le fruit d’un compromis entre nos idéaux et nos contraintes. Nos idéaux, c’est là où nous voulons aller en fonction de nos valeurs, de nos buts dans la vie, des normes sociales, etc. Et les contraintes, c’est ce qui s’impose à nous, et qui peut nous empêcher d’atteindre nos idéaux. Cela explique qu’une même personne déclare certaines choses dans une enquête, mais agit différemment.

C’est typiquement le cas sur des problématiques comme la consommation responsable. On aimerait bien acheter auprès des petits producteurs. C’est bien, cela correspond à notre vision du monde, on n’aime pas tellement la grande distribution, on voudrait soutenir le « petit ». Mais au quotidien, c’est compliqué : les circuits ne sont pas aussi bien organisés, cela prend du temps, il faut fractionner les achats, etc. Et finalement, on va acheter à l’hypermarché. Ce ne sont pas vraiment des injonctions contradictoires : on jongle avec des contraintes qui parfois nous détournent de ce que l’on aimerait faire. Et je ne parle pas de la contrainte budgétaire, qui est bien souvent la plus puissante.

À partir de quand y a-t-il une injonction contradictoire ?

Cela commence quand on a des idéaux qui sont pluriels et qui ne vont pas dans le même sens. On peut avoir une sensibilité environnementale… et aimer faire des escapades en avion. Cela crée des tensions. Nous sommes nombreux à ressentir de telles envies paradoxales. C’est une question intime que d’arriver à arbitrer entre ces pulsions contradictoires et à les hiérarchiser. Nos études nous montrent que lorsqu’il y a un conflit entre le consommateur et le citoyen, c’est souvent le consommateur qui l’emporte.

Les injonctions contradictoires sont-elles de plus en plus fortes pour les consommateurs ?

Il y en a une qui domine les autres. D’un côté, nous sommes soumis à des normes sociales qui évoluent pour nous inciter à prendre en compte les impacts environnementaux, sociaux et sociétaux de nos modes de vie et de consommation, pour aller vers le moins mais mieux. Mais de l’autre, la logique dominante de notre système économique est de nous inciter à consommer toujours plus. On le ressent clairement dans les stratégies de communication des entreprises qui continuent de tenter de nous convaincre que l’on sera plus heureux en achetant tel ou tel bien, en renouvelant plus vite un produit que l’on possède déjà… Les modèles économiques d’entreprise poussent à une consommation plus quantitative, avec des moyens de plus en plus sophistiqués, un marketing qui s’affine, qui s’individualise, qui se technicise avec les apports des nouvelles technologies, pour être toujours plus efficace. Comment dès lors réussir à prendre de la distance vis-à-vis de la consommation quand le système déploie une telle énergie pour faire de nous des hyper-consommateurs ? Sans parler des circonstances exceptionnelles actuelles où les pouvoirs publics nous font comprendre que consommer est un acte citoyen pour relancer la machine économique…

Comment sortir de ce conflit entre le consommateur et le citoyen ?

Je vois trois moyens d’y arriver, qu’il faudrait combiner. D’abord le changement culturel. Un changement des normes et des valeurs qui remette la consommation à sa place. La place qu’a prise la consommation dans notre société est liée au recul de ce qui donnait du sens à nos vies. Recul des idéologies, de la religion, des croyances… La consommation a rempli le vide existentiel. Consommer a donné du sens à notre existence. Pour faire reculer la consommation, il faut donc remplir ce vide par autre chose, qui épanouisse l’individu. Je vois une petite piste dans cette direction à travers l’engagement dans des loisirs actifs. Avoir une passion qui appelle des compétences, un engagement de la personne et de ses talents, et qui produit quelque chose dont on peut être fier et que l’on a envie de partager, ou que l’on fait avec d’autres.

Nous avons travaillé à l’ObSoCo sur la notion de « faire ». Cela peut être des choses matérielles, faire de la cuisine, du bricolage, du jardinage, de la couture… Ou des choses plus immatérielles, composer des poèmes, de la musique, faire du théâtre, réaliser une performance sportive… Notre étude montre que plus les gens sont engagés dans ce type d’activités, plus ils sont heureux. Ils trouvent du sens à leur vie. Cela ne veut pas dire qu’ils arrêtent de consommer. Ils peuvent même consacrer des budgets importants dans la sphère de leur passion, mais c’est une consommation génératrice de bien-être.

Les marques peuvent accompagner les gens dans cette voie. Quand on commence ce genre d’activités, on manque de savoir-faire. On n’est pas content du résultat et on abandonne. Les marques ont un rôle à jouer pour accompagner ceux qui débutent et les faire monter en compétences, comme le fait Leroy Merlin pour les bricoleurs ou Decathlon pour les sportifs.

Quel serait le second moyen pour réconcilier le consommateur et le citoyen ?

Que les entreprises arrêtent de nous marteler cette injonction à consommer ! La seule manière d’y parvenir est un changement de modèle économique : passer à un modèle qui découple la création de valeur des quantités vendues. C’est l’économie de la fonctionnalité qui consiste à vendre l’usage plutôt que le bien. Les fournisseurs d’accès à Internet, par exemple, ne changent pas leur box tous les ans : ils en restent propriétaires et n’ont pas intérêt à la renouveler sans raison, à l’inverse d’Apple qui cherche à vendre le plus de téléphones possible.

L’idée de vendre un service, et non plus la propriété d’un bien, progresse chez les entreprises qui se mettent à développer des services de location ou d’abonnement (voir notre dossier Au revoir les produits, bonjour les services et les solutions !).

Et le troisième levier ?

La réglementation. Les changements de comportement viendront aussi de l’intervention de l’État pour promouvoir des pratiques vertueuses et interdire celles considérées comme néfastes. Pour reprendre mon exemple de départ, la fiscalité peut inciter à moins prendre l’avion grâce à une taxe carbone. Ou, pour éviter une sélection par l’argent, pourquoi pas un quota de CO2, ou de voyages, par personne ? L’intervention des pouvoirs publics me semble en tout cas inévitable. Elle peut être très efficace. Regardez comment on décourage l’utilisation de la voiture en ville. La réglementation est un des moyens pour diminuer les injonctions contradictoires sur les consommateurs-citoyens.