« Les consommateurs ont besoin de repères dans le chaos »
17/12/2020Quel impact va avoir la digitalisation de la relation entre les marques et les consommateurs ? Interview de Rémy Oudghiri, sociologue et directeur général de Sociovision, qui identifie au sein du groupe Ifop les signaux faibles et les tendances émergentes.
La digitalisation de la relation ne risque-t-elle pas de distendre les liens entre les marques et les consommateurs ?
Rémy Oudghiri : N’oublions pas que, dans la période actuelle, la digitalisation est devenue le passage obligé ! Sans digitalisation, il n’y a pas de client. C’est ce que j’appelle la revanche du virtuel. Avant mars 2020, on avait tendance à émettre des critiques sur la virtualisation de la relation, qu’il s’agisse des relations sociales ou des relations avec les marques. On avait le sentiment que se créait un rapport un peu froid, impersonnel, dominé par les algorithmes. Mais soudainement, on s’aperçoit que le digital permet de maintenir une relation quand on est privé de lien physique.
Vous avez toutefois raison de poser la question. Car on voit bien que cette relation n’est pas suffisante en soi. Le deuxième confinement nous a montré la limite de l’exercice. Au bout d’un moment, la virtualisation de la relation devient effectivement déshumanisante.
Comment pallier cette déshumanisation ?
C’est le moment de rétablir un lien de confiance. Nous sommes à une époque où les gens sont extrêmement tendus, inquiets, méfiants aussi à l’égard d’un certain nombre d’institutions. La question de la confiance est plus que jamais centrale dans la relation client. C’est parce que j’ai confiance que je reviens vers une marque en particulier. La digitalisation doit devenir un outil au service de la confiance. Les gens ont besoin de repères, de clarté, de connaître les produits qu’ils achètent… L’outil digital est un canal d’information précieux. On peut être explicatif, pédagogique, on peut montrer des images, des films… Il y a une polysémie de langage dont on peut se servir pour créer un lien de confiance.
Le digital n’a-t-il pas tendance à favoriser l’infidélité des consommateurs ?
Avec une profusion d’offres disponibles, Internet est en effet le royaume de l’infidélité. Mais la situation que nous vivons change la donne. Au bout d’un moment, cet hyperchoix, et même cette forme de chaos qui règne sur Internet, se retourne contre lui-même. Pour se rassurer, les gens finissent par se tourner vers des acteurs qui leur sont familiers. L’ère de l’incertitude dans laquelle nous sommes installés pour longtemps fait que les consommateurs ont besoin de repères, au travers de marques qu’ils connaissent.
Cette année, nous avons fait beaucoup d’enquêtes sur l’état d’esprit des consommateurs. Ce qui m’a frappé : alors qu’une certaine défiance s’était installée ces dernières années, son niveau baisse un peu. Le rapport à la banque, par exemple, était assez dégradé. Or on voit que les banques retrouvent du crédit. En période de crise, on a besoin de s’appuyer sur des piliers, sur des acteurs et des marques qui nous rassurent.
C’est le cas aussi de la grande distribution, qui était décriée depuis des années malgré les efforts qu’elle menait pour redorer son blason avec une offre plus qualitative, plus responsable, plus engagée… Avec la crise sanitaire, tout le monde se rend compte qu’elle joue un rôle important dans le fonctionnement du pays.
Au final, la période semble une bonne opportunité pour se rapprocher de ses clients. Les marques, notamment celles qui sont déjà installées chez les consommateurs, devraient investir dans ce lien pour conforter le capital confiance.
Les critères de RSE devraient continuer à trouver plus d’importance aux yeux des consommateurs ?
La période est en effet favorable aux marques plus engagées, plus transparentes, plus respectueuses de l’environnement et de leurs clients. On le voit dans nos enquêtes. Mais cette envie de responsabilité est bridée par le porte-monnaie et la praticité. Une même personne peut nous dire être attentive à la défense des marques françaises et aux petits commerçants, et pourtant commander chez Amazon parce que c’est moins cher et plus pratique.
Les marques n’ont toutefois pas le choix : elles doivent affirmer des engagements. Ce qui monte dans nos baromètres, c’est l’exigence de transparence. C’est même un phénomène réellement nouveau en 2020. Globalement, cette année, on a plutôt assisté à des accélérations comme la digitalisation, la sensibilisation aux circuits courts, au made in France, etc. Mais ce qui est totalement nouveau, c’est que les gens ont été mis à l’arrêt, surtout lors du premier confinement. Pendant de longues semaines, une partie non négligeable de la population a été amenée à réfléchir de façon forcée, sur elle-même, sur ce qu’elle consomme, sur les marques qu’elle achète… Le consommateur a pris le temps, a fait la cuisine, a parfois fabriqué ses propres produits, a passé plus de temps devant les médias… Il ressort de cela avec un œil plus aigu et une exigence qui devrait s’affirmer dans les années qui viennent. On ne le voit pas encore totalement maintenant car nous sommes brouillés par la difficulté à consommer. Mais dans les années à venir, le consommateur en demandera plus aux marques.
Comme il a fait la cuisine chez lui par exemple, il est plus curieux sur la composition des plats. Les applications de type Yuka ont été bien plus utilisées durant le confinement. Plus de gens ont eu à cœur de vérifier le contenu de ce qu’ils mangeaient. Et cela concerne de nombreuses catégories de produits. Les gens ont dû installer un bureau chez eux, ils se sont renseignés sur le matériel informatique, etc. Si l’on fait une projection à dix ans, je pense que le monde sera bien plus transparent qu’aujourd’hui. On en saura plus sur les produits que l’on consomme, sur les marques que l’on achète.
Quels thèmes prévoyez-vous de surveiller en 2021 dans vos études ?
Au-delà de la relation aux marques, la question qui nous taraude le plus est la trace que va laisser cette crise inédite dans notre rapport à l’autre. Il est aujourd’hui extrêmement mis à mal. On ne peut plus toucher les autres, on ne peut plus les embrasser, ni même les voir… Est-ce que cela va modifier durablement notre rapport aux autres, le regard que nous leur portons, et au-delà, notre rapport aux institutions ? Va-t-on sortir indemne de cette société de la distanciation physique ?
Une deuxième chose nous intéresse. Comme je l’ai dit, les gens ont été mis sur un mode pause. Certains d’entre eux ont gambergé et ont fait des projets, de reconversion, de déménagement, etc. Que deviennent ces projets ? En 2021, on pourra commencer à en mesurer la concrétisation, entre ceux qui auront tué leurs projets dans l’œuf, faute de moyens, de courage… Et ceux qui auront toujours à cœur de les mener à bien.
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