« Porter un regard attentif et bienveillant sur la réalité des territoires pour les ménager »

06/11/2024

Quelle place occupent les territoires dans l’adaptation de notre pays aux enjeux sociaux et environnementaux ? Pour l’architecte Philippe Madec, on accorde trop d’importance aux villes et aux métropoles, qu’on a historiquement beaucoup tenté de rendre résilientes, au détriment des territoires. Plutôt que l’égalité, il prône l’équité territoriale. Il souligne aussi la nécessité de prendre en compte les spécificités de chaque territoire afin de le ménager plutôt que de l’aménager, et de dialoguer avec les habitants.

[Interview extraite du Mag Territoires]

 

Accorde-t-on trop d’importance aux villes et aux métropoles dans la transition écologique et sociale ?

Philippe Madec – Bien sûr. C’est l’héritage du regard moderniste et machiniste porté sur les territoires à l’époque où l’avenir de l’humanité était envisagé comme nécessairement urbain, fondé sur le plein emploi et l’accumulation de capital. Mais après un apogée il y a une quinzaine d’années, l’image des métropoles et des villes-monde se lézarde, à mesure que l’on réalise que ni le bonheur ni le plein emploi ne sont nécessairement en ville. Elles sont en outre très dépendantes de leurs territoires environnants. Il y a une vingtaine d’années, une étude du ministère de l’Environnement et du WWF avait montré que l’empreinte écologique de Paris était 313 fois supérieure à sa biocapacité, 26 fois pour Besançon. Alors que la présence humaine sur un territoire n’est durable que si ces deux données sont équivalentes, toutes les métropoles françaises ont des empreintes écologiques supérieures à leur biocapacité. La culture française s’est construite autour d’un État centralisé, avec une pensée du territoire qui repose sur la prouesse technologique. C’est toute notre histoire du XXe siècle et du modernisme, mais qui par ailleurs a donné des œuvres magnifiques, l’abstraction, l’émancipation, ou encore, en architecture, l’espace moderne. Il y a aujourd’hui une autre valeur à défendre : le vivant ! Cela nous amène à abandonner les solutions génériques modernistes, prônées pour tous et partout et à adopter un regard attentif à la diversité de la réalité.

 

Que sont les « établissements humains » ?

P. M. – Apparus dans les langues anglosaxonne et hispanique dès les années 1960, les établissements humains désignent un ensemble de dispositions techniques et spatiales nécessaires à la vie sur Terre. Ils sont au cœur des programmes de l’ONU dédiés au développement durable. C’est à la suite du Sommet Habitat III de Quito en 2016 que l’OCDE, suivie par la Commission européenne, la Banque mondiale, etc., a décidé de revoir la définition de l’urbain. Depuis 2020, de nouvelles notions sont apparues : dense, semi-dense (urbain ou rural), peu dense et très peu dense. Jusqu’alors, on évaluait à 54 % l’urbanisation dans le monde, avec des projections à 66 % en 2050. Cette proportion est tombée à 48 % avec ces nouveaux indicateurs. Voici enfin un portrait officiel du monde qui rend compte de sa diversité. En France, selon l’INSEE, 38 % de la population vit en communes denses, 30 % en communes de densité intermédiaire et 33 % en communes peu denses et très peu denses. C’est seulement 24 % pour la moyenne européenne, ce qui montre que la France est un pays très rural !

 

Qu’est-ce que le ménagement des territoires que vous appelez de vos vœux ?

P. M. – Nous avons publié en 2018 un Manifeste pour une Frugalité heureuse et créative, pour comprendre comment la frugalité régénère les territoires urbains et ruraux. C’est devenu un mouvement international, regroupant 17 000 signataires de 90 pays, dont 25 % issus de la société civile. Plutôt que d’aménager les territoires, il faut les ménager. Au sens de préserver, faire durer, concentrer l’attention sur l’existant et le monde déjà là ; porter un regard attentif et bienveillant sur la réalité des territoires, chercher comment les réparer, plutôt que les blesser – par exemple en y construisant une autoroute pour gagner un quart d’heure. Le monde des bâtisseurs est celui qui a le plus détruit son propre support, au lieu d’œuvrer à trouver des abris et des organisations spatiales dédiées au bien-être de leurs occupants. Le parc immobilier se renouvelle à un rythme annuel d’environ 1 %, dont très peu de constructions écoresponsables. Il faut faire avec l’existant, ne plus détruire, questionner chaque fois la pertinence d’une nouvelle construction et la comparer à la réhabilitation, la mutualisation, le réemploi, la reconversion… Comme le démontre une étude comparative de l’Ademe, réhabiliter est moins cher, plus rapide, moins polluant et moins consommateur de ressources que construire.

 

Quelle différence faites-vous entre l’égalité et l’équité territoriale ?

P. M. – L’égalité est un vœu, une ambition philosophique, qui figure au cœur de tous les droits humains. Mais la réalité est riche de différence, et la différence exige de l’équité, notamment en aidant plus ceux qui ont le moins. L’équité est une vertu éthique qui se concrétise dans l’action. L’égalité des territoires n’a donc pas de sens. Ménager le territoire, c’est avant tout comprendre sa richesse naturelle et culturelle, ses diversités.

 

La diversité des territoires représente un défi car elle implique des solutions sur mesure ; peut-elle également être source de richesse en matière d’adaptation ?

P. M. – Le concept moderniste de solution générique est contraire à la diversité. C’est à chaque territoire de fabriquer sa propre capacité de résistance. Et il y a autant de réponses que de territoires. Nous devons intégrer à nos planifications et à nos projets une compréhension approfondie du socle géographique, naturel et écosystémique de chaque territoire, qui seule peut apporter des réponses adaptées. Il ne s’agit pas d’opposer low-tech et high-tech, mais de favoriser la right-tech. Autrement dit, la bonne technique, la bonne quantité et le bon propos.

 

Quel rôle doivent jouer les architectes et comment dialoguer avec les habitants des différents territoires pour rendre l’adaptation acceptable ?

P. M. – Conseiller les maîtres d’ouvrage est au cœur de notre devoir de maîtres d’œuvre. Tout part de nos propositions des maîtres d’œuvre, nourries par les maîtres d’usage. C’est à nous de mettre en œuvre le ménagement des territoires sur le terrain. Il s’agit de retrouver un regard bienveillant sur le ressenti habitant. Réhabiliter le monde déjà là, apaiser les peurs face au changement est au cœur de nos métiers. À Bordeaux par exemple, pour un programme de 120 logements situé entre des barres d’immeubles et des maisons de pierre, nous n’avons rien dessiné avant d’organiser un bivouac d’une semaine à l’occasion de la Fête des voisins. Plus un groupe se réunit, mieux il se connaît, plus il s’auto-régule. L’intelligence collective existe et fonctionne ! Aujourd’hui, une partie des maisons ont été réhabilitées et certaines sont habitées par des étudiants ; des habitants des barres et des maisons de pierre ont changé de statut ; une demande de vivre ensemble a émergé, qui s’est concrétisée par 12 logements en habitat participatif. Lorsqu’on déplace 50 % d’un village en Martinique pour le protéger de la montée du niveau de la mer, on ne peut pas le faire sans l’avis des habitants ! Avec eux et l’aide d’une ONG spécialisée dans le stress post-traumatique s’élabore un plan stratégique. Pour faire accepter le déplacement d’une école transformée en école refuge, la pierre magique des enfants est déplacée. Les architectes et les ingénieurs doivent adopter un nouveau discours, plus social et culturel. Il s’agit de s’engager et non plus d’administrer ; de contenter les besoins et non plus de consommer ; de réhabiliter et non plus de construire ; de ménager et non plus d’aménager.

 

Bio de Philippe Madec

Philippe Madec, architecte et urbaniste né en Bretagne en 1954, est l’un des pionniers du développement durable en urbanisme et architecture. Depuis le début de sa pratique, il développe une approche écoresponsable du projet architectural et urbain. Il conçoit tout type de bâtiment, depuis le logement social jusqu’aux équipements culturels et travaille à toutes les échelles de l’établissement humain, depuis les bourgs jusqu’aux métropoles. Il poursuit de concert la pratique professionnelle de ses métiers d’architecte et d’urbaniste avec des activités d’écriture et d’enseignement en architecture et urbanisme. Il a été expert pour le Grenelle de l’environnement et pour l’ONU à Habitat III, et il est à l’initiative du Manifeste pour une Frugalité heureuse et créative, paru en 2018, qui traite du ménagement des territoires urbains et ruraux.

 

[Interview extraite du Mag Territoires]

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