« Les marques vont devoir redoubler d’efforts sur le contenu »

19/11/2020

Pour Fred Cavazza, expert des usages numériques et de la transformation digitale, la disparition des cookies tiers va avoir « des répercussions terribles » pour les éditeurs de contenus et les e-commerçants, tout en favorisant Google et Apple. L’alternative pour les marques ? Miser sur leurs propres cookies, répond celui qui est aussi cofondateur de SYSK, cabinet de conseil et de formation en accélération digitale.

Fred Cavazza

Au nom d’une meilleure protection de la vie privée, quels problèmes pourrait poser la suppression des cookies « third party », voulue notamment par Google d’ici 2022 ?

Fred Cavazza : Il y a eu, et il y a encore, des abus indéniables dans le recours aux cookies « third party ». Certains sites déposent ainsi jusqu’à 140 cookies pour tracer les internautes ! Sur la lancée du RGPD, le législateur européen est en train de finaliser une seconde version de la directive e-Privacy pour interdire le recours aux cookies tiers. Les travaux réglementaires sont en cours, Apple et Mozilla ont déjà mis en œuvre leur restriction dans leur navigateur respectif (Safari et Firefox). Quant à Google, le géant de la Silicon Valley a annoncé le blocage des cookies tiers sur Chrome au 1er janvier 2022. Ces trois éditeurs détenant près de 90 % du marché des navigateurs, cette nouvelle restriction va avoir des répercussions terribles, notamment pour les éditeurs de contenus et les e-commerçants.

En effet, un éditeur de contenus vit de la publicité. Ses revenus sont calés sur le prix de vente de ses emplacements publicitaires. S’il ne peut plus reconnaître un internaute qui arrive sur son site, s’il ne sait plus quel est son profil, il affichera des publicités génériques, avec un prix de vente bien moindre. Sans ciblage, un site de contenus (le site d’un groupe de presse, par exemple) peut perdre une bonne partie de ses revenus publicitaires. Il y a une question de survie de la presse écrite.

De leur côté, si les e-commerçants ne savent plus reconnaître les internautes, s’ils ne disposent plus de leur historique de navigation, ils ne peuvent plus ajuster leur stratégie commerciale. Quelles offres mettre en avant ? Quelles incitations et quelles remises proposer ? Supprimer les cookies tiers, cela veut dire une baisse de l’efficacité commerciale, de la transformation, et donc des revenus.

La fin des cookies tiers sert-elle les intérêts de Google ?

Sans cookies tiers, pour continuer à pouvoir cibler de façon très précise, à personnaliser, à mesurer, les marques devront passer par Google, qui a 65 % du marché avec Chrome et 80 % avec Google Analytics. Ils savent qui sont les internautes. Ils peuvent identifier pour L’Oréal une femme blonde de 40 ans et pour Renault un cadre supérieur de 55 ans avec enfants.

Mais n’oublions pas Apple. Contrairement à ce que l’on croit, cette entreprise a une importante activité publicitaire. Techniquement, Apple ne fait pas lui-même de publicité, mais délègue le ciblage publicitaire à des partenaires « gold » qui le paient une fortune. Apple a un business à défendre au même titre que Google. Sur smartphone, il n’y a pas de cookie mais un identifiant publicitaire, géré par le système d’exploitation du téléphone (lire notre article). Et depuis cet été, Apple limite l’accès à cet identifiant, sauf à passer par ses régies affiliées.

Google et Apple sont devenus incontournables. Ils ont su acquérir une supériorité marché en proposant de meilleurs produits qui ont attiré les utilisateurs. Aujourd’hui, ils serrent la vis pour amener à eux les annonceurs. Et ils asphyxient les régies publicitaires en les empêchant de travailler.

Quelles sont les alternatives pour les éditeurs de contenus et les marques ?

Travailler avec leurs propres cookies, les cookies « first party ». Ils permettent de cibler et de personnaliser les annonces, mais il faut pour cela que l’internaute ait auparavant transité par leur site web pour y déposer le cookie. Imaginons qu’Adidas souhaite cibler les fans de baskets. Tant qu’ils ne sont pas passés par le site d’Adidas et qu’il ne leur a pas déposé un cookie interne (« first party »), ils ne peuvent pas les cibler. Mais une fois que le cookie est sur leur ordinateur, Adidas peut suivre les fans de baskets quand ils se rendent sur un autre site, comme L’Équipe ou Facebook. Et ils peuvent placer une enchère pour acheter un emplacement publicitaire délivrant une publicité ou une offre personnalisée en fonction des pages visitées sur le site de Adidas.

Comment arriver à déposer ce cookie first party ?

Il faut une raison pour que l’internaute vienne initialement sur le site. Cette raison, c’est le contenu. Les marques vont devoir redoubler d’efforts pour produire du contenu à valeur ajoutée. Ce contenu devra être un peu moins exclusif aux médias sociaux : il faut inciter les internautes à venir sur le site pour pouvoir leur déposer ce fameux cookie first party. Les marques vont donc à nouveau s’intéresser à l’acquisition de trafic. Une partie des investissements qui étaient opérés auparavant sur le ciblage et la personnalisation sur des sites tiers, en premier lieu Facebook et Instagram, pourrait ainsi être réallouée à l’acquisition de trafic.

Produire plus de contenus à valeur ajoutée, n’est-ce pas une approche plus vertueuse ?

C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui sont dans le business du contenu ! Et a priori aussi pour les marques. On leur force la main mais elles vont retrouver un peu d’autonomie dans leur capacité à cibler et à personnaliser. Cela fait longtemps que les marques ont compris l’intérêt du brand content pour améliorer leur image, pour améliorer leur référencement, pour nourrir les médias sociaux, etc.

Mais c’est une moins bonne nouvelle pour les intermédiaires technologiques et les régies publicitaires. Les petits éditeurs de contenus pourraient également être en difficulté. Les grands groupes de presse comme le New York Times ont la capacité à réinternaliser les opérations publicitaires grâce à leurs seuls cookies et aux profils de leurs millions d’abonnés. Ils peuvent proposer un ciblage pertinent aux annonceurs, ce que ne pourront pas faire les petits éditeurs.

Dans une vision optimiste, les internautes pourraient être incités à s’abonner à des offres payantes pour soutenir les titres de presse. Malheureusement, le risque est que cela finisse par coûter cher et que les internautes se tournent vers les offres bundle payantes (les packages pour lire la presse) proposées par Google et Apple. Comme quoi, tous les chemins mènent aux GAFA.

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