Dossier

2022, l’année des injonctions contradictoires

Publié le 6/01/2022

Consommer moins pour la planète mais soutenir l’emploi en consommant plus… Les consommateurs vont être plus que jamais soumis cette année à des messages paradoxaux. Pour y voir plus clair dans les tendances de consommation, nous avons interrogé trois experts. Voici la réponse de Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce.

Le contexte économique inflationniste en 2022 va considérablement accroître les dilemmes entre le citoyen et le consommateur, entre les intentions et la réalité des comportements. Michel-Édouard Leclerc prévoit qu’au moment des prochaines élections présidentielles, en avril, l’inflation sera sur un rythme annuel de 4 %. Déjà, aux États-Unis, l’inflation a atteint en novembre près de 7 % sur un an. Cela va amener les consommateurs à être encore plus vigilants sur leurs arbitrages de budget.

Il ne faut pas oublier que plus de 50 % des Français disent avoir du mal à boucler leur fin de mois à 10 euros près. D’après l’Insee, près de 10 millions de Français sont même sous le seuil de pauvreté, vivant avec moins de 1 000 euros par mois. Dans les enquêtes, les citoyens plébiscitent l’idée d’une consommation responsable. Mais dans la réalité, la majorité des consommateurs n’a pas encore fait du « mieux consommer » une priorité. Leur objectif est d’abord de consommer. Voici 5 dilemmes qui vont affecter la relation entre les enseignes et les consommateurs en 2022.

1Le discount vs la meilleure qualité

Nous verrons se développer cet antagonisme avec la percée d’enseignes comme Aldi et Lidl qui sont déjà très dynamiques. Ce dynamisme ne sera pas stoppé en 2022, de nombreuses ouvertures de magasins étant prévues. Aldi a repris Leader Price et est en train de finir la transformation de son parc. Et Lidl vient d’annoncer l’ouverture à terme de 200 magasins supplémentaires. Cela veut dire plus de discount accessible pour les Français qui trouveront là un moyen de répondre à leurs contraintes budgétaires.

Les clients apprécient de faire leurs courses dans ces enseignes car ils y ont aussi moins de tentations. Chez Aldi, il y a moins de marques nationales et moins de références que dans d’autres réseaux. Cela aide à dépenser moins. Mais en y faisant mes courses, est-ce que je défends l’agriculture française ? C’est une question légitime qui se pose, et qui n’existe pas chez Système U ou Intermarché par exemple. Dans ces deux enseignes leaders en France, le soutien aux producteurs locaux est tangible dans les rayons. Aldi et Lidl réagissent et s’emploient à améliorer leur image sur ce point. Lidl est présent depuis plusieurs années au Salon de l’Agriculture et rappelle à l’entrée de ses magasins son soutien au Made in France.

Cela donne des arguments aux clients de ces enseignes discount. Car le trait d’union entre le consommateur et le citoyen, c’est le client. Le client décide de fréquenter et de revenir dans une enseigne car son offre réconcilie la part en lui de consommateur, qui n’est que sur des actes ponctuels de consommation, et de citoyen, qui n’est que sur des idéaux. Le client fait confiance à une enseigne ou à une marque pour lui apporter le meilleur arbitrage. Il ne peut pas être dans un dilemme permanent. Il a besoin d’être en accord avec ce qu’il fait. C’est le travail des enseignes, de réconcilier consommateur et citoyen, selon un dosage propre à chaque enseigne.

2Le e-commerce vs le commerce physique

Le citoyen affirme acheter ses livres dans la librairie de quartier pour soutenir les libraires indépendants, le consommateur les achète sur Amazon. Les gens sont pourtant conscients que le développement des grandes plateformes de e-commerce n’est pas favorable à l’emploi. Globalement, là où il faut quatre emplois dans le commerce physique, il en faut un seul pour le e-commerce.  

Les consommateurs se tournent maintenant vers les deux circuits, digital et physique. Sur le jouet, il y a 3 ans, on pensait qu’il n’y avait pas de place du côté des enseignes pour un site marchand. Aujourd’hui, 30 % du marché du jouet se fait en ligne. On pensait la même chose sur la chaussure, que les gens ne voudraient pas commander sur Internet. Plus de 20 % des ventes se font maintenant sur Internet, et le marché explose. Pour être sûrs que les chaussures leur aillent, les gens commandent plusieurs tailles. C’est le consommateur qui l’emporte : le citoyen s’efface devant la multiplication des livraisons et des retours, sans oublier que la plupart des produits neufs renvoyés ne pourront pas être remis dans le circuit à l’identique. Les grands distributeurs en ligne favorisent ces comportements. Ils instaurent le principe de la cabine d’essayage à domicile, notamment avec des systèmes d’abonnement pour des livraisons et des retours gratuits et illimités. Mais ce n’est pas une démarche écologiquement responsable.

3Proximité vs quick commerce

Dans toutes les études, les Français plébiscitent les marchés de centre-ville. C’est même leur forme de commerce préférée, d’après une étude d’Altavia Shoppermind. Globalement, les gens disent aimer fréquenter les commerces de proximité. Pourtant, la réalité de la proximité, du contact humain, de l’expertise est confrontée à la praticité d’autres formes de distribution. Le e-commerce alimentaire se développe, et on voit notamment émerger à toute vitesse le quick commerce, ces plateformes qui proposent des livraisons en moins de 15 ou 10 minutes dans les centres des grandes villes. Il faut attendre encore un peu pour connaître la taille exacte du quick commerce. On en saura plus dans le courant de l’année 2022. Mais cette forme de commerce ne peut que se développer dans les prochains mois. Gorillas, Gopuff, Getir, Flink, Cajoo, etc. Les opérateurs sont nombreux et communiquent très fortement pour convaincre les consommateurs de le tester, puis de leur rester fidèles.

Dominique Schelcher, le patron de Système U, appelle cela « le business de la flemme ». Avant, ce n’était pas un effort de descendre faire ses courses dans le magasin près de chez soi car on n’avait pas le choix. Aujourd’hui, cela devient un effort.

Comme pour le e-commerce en général, le quick commerce pose aussi la question du choix de la plateforme : les consommateurs feront-ils appel à un opérateur français ou étranger ? Pour l’instant, ils ne se soucient pas encore de la nationalité des applis. Ils sont encore en phase de découverte du quick commerce. Mais demain, si une personne consacre 20 % de son budget alimentaire à ce circuit, est-ce qu’elle privilégiera une plateforme française ?  

4Moralisation de la consommation vs libre arbitre

Comme je le soulignais en introduction, une partie importante de la population française dit avoir du mal à consommer… et on lui demande de consommer mieux. Quelle injonction contradictoire ! Pour moi, l’exemple type, c’est le Black Friday. Il est maintenant couramment assimilé à de la surconsommation, les mécanismes promotionnelles sont très forts, l’événement vient des États-Unis, les consommateurs le plébiscitent… Et on entend haro sur le Black Friday. Mais la première motivation de ceux qui profitent de cet événement, c’est de préparer les achats de Noël, pour les trois quarts des acheteurs. La majorité des personnes qui font des achats lors du Black Friday ne sont pas en surconsommation. Ils gèrent leur budget.

Qui décide si j’ai acheté le bon produit au bon moment ? Il s’instaure une forme de moralisation de la consommation qui va à l’encontre d’une société de liberté. Cela ne veut pas dire que les consommateurs et les enseignes n’ont pas de responsabilité. Mais quand des personnes ne privilégient pas des fruits et légumes de saison, c’est aussi car beaucoup de gens ignorent quelles sont les primeurs de saison. Ils comprennent bien sûr que la fraise ou la pêche ne sont pas des fruits d’hiver. Mais ils ignorent la saison des carottes, des endives, des choux-fleurs… Le rôle de la distribution est de faire plus de pédagogie, la moralisation est souvent l’œuvre des politiques.

Aux États-Unis, la politique de Whole Foods est d’indiquer dans les rayons la saison des fruits et légumes. Ils précisent par exemple que nous sommes au début de la saison des pêches, puis au « peak of the season », la meilleure période pour en consommer, et annoncent la fin de saison, le dernier moment pour en profiter.  

5L’écoute client vs les process

Je voulais pointer une injonction contradictoire qui ne concerne que les enseignes. Tous les distributeurs, toutes les marques, tous les opérateurs disent mettre le client au centre de leurs préoccupations. Ils affirment faire de sa satisfaction leur priorité. Et il y a la réalité des services clients. Les interlocuteurs au contact du client n’ont aucune marge de manœuvre pour indemniser un client. Ou même simplement lui rendre service en lui permettant de sortir des process.

Sur le e-commerce par exemple, un client peut choisir le retrait en magasin, en click and collect pour un vêtement par exemple, car il pense qu’il lui sera facile de ramener l’article dans le même magasin s’il ne lui convient pas. Mais il s’aperçoit parfois que pour des questions de process, ou d’organisation en silos, il ne peut pas faire un retour dans le magasin où il a récupéré le colis : il doit le renvoyer par un transporteur.

Pour moi, si l’on est dans l’écoute client, on n’est pas dans le process. Et inversement. Cela va créer de plus en plus de frictions car les clients deviennent plus exigeants et demandent véritablement qu’on les écoute.